La gagnante du concours de nouvelles Val'Joly

Oublié de Clélie Dumay


Pour atteindre le Creux-Rose ainsi que le temple qui lui avait donné son nom et s’y nichait depuis plus d’un siècle, il n’y avait que trois chemins pour qui venait des Terres de Nillet. Le premier, coûteux, était de passer par le nord et la Grande Eau, en traversant par bateau. Chaque passeur était doté d’une petite garnison destinée à dissuader les Bandits Bleus, comme ils aimaient à se faire appeler, d’attaquer les marchands et les voyageurs embarqués ; et en cas de besoin, à les mettre en déroute. Ces précautions n’étaient pas gratuites. Par le sud, il fallait contourner la Chaîne Blonde, constituée de plusieurs petites montagnes escarpées. Cette route était certainement la plus sûre, mais aussi la plus longue et la plus ennuyeuse, avec ses prairies à n’en plus finir. Or, Ynès n’était pas femme à perdre son temps. L’efficacité d’un mercenaire se mesurait, entre autres choses, à la rapidité avec laquelle il accomplissait la mission qui lui avait été confiée. Si les femmes n’étaient pas exclues de la profession, elles n’étaient pas non plus monnaie courante et il était encore plus difficile de se faire un nom que pour un homme. Ce boulot était le premier de cette importance qu’elle obtenait, car l’employeur n’était pas n’importe qui, et c’était une occasion qu’elle entendait bien saisir pour se tailler une place et une réputation. Par conséquent, en accord avec sa destination et ses capacités, elle avait traversé la Chaîne par un col ardu et se trouvait à présent en vue du Temple Rose, endormi au fond de son vallon.

Miloz n’avait pas rencontré autant d’obstacles pour atteindre sa destination. Parti du Royaume de Dau, à l’est, il n’avait eu qu’à avancer de villes en bourgades, puis de bourgades en villages, et à traverser quelques dizaines de lieues boisées. Il avait bien rencontré quelques brigands de presque grands chemins, mais rien de suffisamment sérieux pour l’arrêter ni même le ralentir, tant il se sentait confiant et plein d’allant. Il avait changé de voie à peine quelques mois plus tôt, passant d’aide-meunier pour son oncle à aventurier pour son propre compte. Il avait voyagé un peu plus loin que ses frontières habituelles, s’était fait connaître des petites gens alentour, de certains nobliaux également, et avait rendu de menus services, plus quelques-uns conséquents ; jusqu’à ce qu’un type vînt le trouver avec une demande particulière, qui l’avait mené là, dans ce creux à la touche pastelle sous le jour déclinant, surplombé par les crêtes et à-pics jaune d’or, qui avaient valu au petit massif le nom de Chaîne Blonde.

De plus en plus sûr de son succès, Miloz descendit le chemin de marches taillées dans la pierre claire qui menait à l’entrée de l’antique sanctuaire dont l’extérieur était tout de grès rose. Le bâtiment s’ouvrait sur un vestibule rectangulaire, mais le reste de l’édifice était de forme ronde. Sans réfléchir outre mesure, il entra et aussitôt reçut un coup fulgurant qui lui engourdit l’épaule gauche. Il poussa un cri mêlé de surprise et de douleur puis partit vers sa droite, à l’opposé de l’endroit d’où il estimait le coup venu. La vivacité des couleurs à l’extérieur rendait très difficile son acclimatation à l’obscurité du lieu. Son agresseur semblait s’en être très bien rendu compte. Il avait reculé dans les ténèbres, loin de la lumière qui entrait encore par l’ouverture mais allait en s’amenuisant. Malgré ses efforts, Miloz ne parvenait pas à localiser son ennemi, du moins jusqu’à ce qu’une voix s’élève, à quelque distance sur sa droite : « Si tu ne décarres pas immédiatement ton cul de ce temple, je te bute, connard. »

Miloz rit en entendant cette voix féminine. « Ah oui ? », répondit-il à l’obscurité. « J’aimerais bien voir ça ! » Un nouveau coup surgit de nulle part et vint percer la chair de son ventre. La salope l’avait frappé du plat de sa lame la première fois ! Et la seconde, il ne l’avait pas entendue approcher, alors même qu’il écoutait de toute son ouïe. « Tu veux jouer ? Très bien, on va voir qui est le meilleur à ce jeu-là », dit-il méchamment.

Il y voyait mieux, à présent, et avait dégainé sa propre lame, une épée plutôt courte mais qui cognait bien, qu’il avait récupérée d’un petit armurier à qui il avait filé un bon coup de main dans le temps. Le moment était venu de se prouver qu’il la méritait et qu’il avait bien appris à s’en servir. Il avança vers le fond de la pièce, longeant le mur dans son dos et s’efforçant de ne pas faire de bruit. Cette fois, il discerna l’éclat du métal tandis que la femme fondait sur lui et réussit à parer son coup. Il riposta aussi sec et vit rapidement que l’étrangère était beaucoup plus petite que lui et se battait avec une sorte de sabre. La forme recourbée de l’arme n’était pas un avantage face à l’épée de Miloz, plus résistante et plus brute.

Ynès s’en aperçut également mais c’était loin de suffire pour la décourager. Quelle que fût la raison de la présence de cet homme ici, il n’avait rien à y faire tant qu’elle n’en aurait pas fini avec sa mission. Elle mobilisa toutes ses compétences et lui tint tête sans difficulté. Son adversaire possédait clairement une grande force physique mais n’était pas un homme d’armes, elle pouvait le dire au premier coup d’œil. Il manquait d’entraînement et d’expérience, même s’il n’était pas dépourvu de bonnes bases. Elle s’échina à l’épuiser, bondissant d’un côté et de l’autre, puis en arrière, se mettant à l’abri de coups meurtriers ; et en effet, l’aventurier présenta bientôt des signes de fatigue. Elle lui assena une passe à la cuisse qui déchira le tissu et trancha la peau. Le bougre poussa un gémissement mais ne faiblit pas, lui interdisant de porter un autre coup plus fatal ou de le désarmer. C’était là un solide gaillard. Son épaule endolorie n’avait pas l’air de le gêner, non plus que sa blessure au ventre qui ne saignait déjà presque plus.

La mercenaire tenta de nouvelles feintes, fit quelques entailles supplémentaires sur le corps de son ennemi mais ne réussit pas à s’en débarrasser. Excédée, elle finit par tenter une passe plus audacieuse et lui infligea une nouvelle blessure à la cuisse, très proche de la précédente, et d’une gravité autrement plus importante. Ynès s’était attendue à ce qu’il reculât et s’apprêtait à porter le coup final. Au contraire, Miloz serra les dents et se rapprocha d’elle. Il rassembla toute sa force dans sa main d’épée et frappa. La combattante vit arriver la lame et para, mais elle était éreintée. Elle avait voyagé de très loin, pendant des jours et des nuits, et ne s’était pas attendue à rencontrer de la résistance dans le vestibule. De ce fait, elle n’avait pas pris le temps de se reposer. Là résidait son erreur. La puissance de cette attaque désespérée surpassait de loin les forces qui lui restaient. Elle para, mais la lame de l’épée fut déviée de sa gorge vers le bas et trancha les chairs de son flanc, plongea dans ses entrailles par le côté.

Ynès se figea, le regard fixé sur la plaie. Son sang paraissait noir dans l’obscurité grandissante. Tout à coup, elle se retrouva à genoux. Ses jambes s’étaient dérobées sous elle. La mercenaire commença à haleter et finalement leva les yeux vers son vainqueur, dont elle ne voyait quasiment plus les traits mais dont elle entendait la respiration saccadée, et elle perçut très distinctement le son du métal heurtant le sol de marbre.

L’aventurier sentait la panique l’envahir. Réfléchissant à toute vitesse, il décida de partir sur-le-champ et de revenir le lendemain, après s’être assuré que l’endroit n’abritait plus aucune âme qui vive. Miloz ramassa donc son épée, qu’il avait lâchée dans son moment de frayeur, et battit en retraite vers la sortie. La voix de la femme s’éleva alors, rauque de souffrance : « Ne partez pas ! Je ne veux pas mourir seule ici. » L’homme se figea sur le seuil. Pourquoi pas, après tout... se dit-il. Je lui dois bien ça. Il revint sur ses pas et posa au sol le sac qu’il avait remis sur son dos après l’avoir perdu pendant le combat. Il en sortit une petite lanterne miraculeusement intacte qu’il alluma. Les ombres furent repoussées dans les coins, permettant aux deux individus de se dévisager. La pâleur du visage de la mercenaire ne laissait planer aucun doute sur la mortalité du coup qu’elle avait reçu. Miloz repoussa l’arme de la femme hors de sa portée, pour qu’elle ne fût pas tentée de s’en servir dans un ultime acte, puis il s’approcha et s’assit en tailleur non loin d’elle. Ils s’observèrent en silence pendant un moment. Ynès étudiait la barbe drue, vieille de plusieurs jours, qui mangeait une grande partie du visage de l’homme. Alors qu’elle aurait pu occulter ses autres traits, elle mettait en valeur ses yeux d’un brun presque noir et brillants. Miloz remarquait quant à lui que cette femme avait abandonné tout souci esthétique pour se consacrer au pratique. Ses cheveux châtain clair pendaient sur son épaule, retenus en une longue natte qui avait été attachée en chignon avant le combat. Elle avait un air dur qui rendait son faciès sévère, mais elle était plutôt belle, avec ses lèvres pleines et ses yeux noisette en amande.

« Vous êtes venu pour l’écrin, vous aussi ? », questionna Ynès, qui s’était allongée avec difficulté. Elle semblait moins souffrir ainsi, mais elle continuait de perdre beaucoup de sang. Miloz songea qu’il n’avait rien à perdre à faire la discussion. Il lui répondit par l’affirmative et en profita pour se présenter. Elle lui rendit la politesse et bientôt, ils discutèrent à bâtons rompus pour repousser la mort, pourtant inéluctable, de la mercenaire. Ils s’étonnèrent rapidement d’avoir reçu une mission identique, presque au même moment. Plus étrange encore, Ynès avait été engagée quelques jours avant Miloz, justement le temps supplémentaire qu’il fallait quand on venait de l’ouest. Une telle coïncidence était-elle possible ?

Chacun était réticent à dévoiler le nom de son commanditaire, c’était contre les règles de l’art. Cependant, le mystère était trop épais, et en débattre les maintenait éveillés tous les deux. Ynès lâcha le morceau la première. Au point où elle en était, elle n’avait rien à perdre ou à gagner à le dire. Elle avait été engagée une petite quinzaine plus tôt par le Grand Apothicaire des Terres de Nillet. Après sa confession, Miloz n’avait plus qu’à lui rendre la pareille. Ce fut tout de même les dents serrées qu’il lâcha : « La Reine. » La mercenaire ne put s’empêcher d’éclater de rire, ce qui la fit tousser et cracher une salive rosâtre en plus d’irradier son corps de douleur. Vraiment ? Un aventurier sans expérience et sans réputation, inconnu au Palais, s’était vu confier une mission par la Reine elle-même ? C’était pourtant la vérité. Ils redevinrent graves. Cette histoire puait.

En fouillant un peu dans leurs passés respectifs à la recherche d’un lien entre eux, ils s’aperçurent qu’ils avaient tous les deux vécu au Palais à un moment donné de leur existence. Peut-être était-ce pour cette raison que la Reine avait engagé Miloz, parce que sa mère avait travaillé comme servante au Palais avant l’unification ? Juste avant de mourir. Il avait trois ans à l’époque. Ynès était un peu plus âgée lors de son séjour dans la capitale. En ce temps-là, les marchands étaient encore puissants et reçus à la cour. Ynès accompagnait son père qui venait visiter le petit roi et le régent, du même âge qu’elle. Des affaires inattendues avaient retenu le marchand en ville, et il ne pouvait se résoudra à renvoyer sa fille chez eux, au-delà des montagnes, alors que son épouse venait de mourir en couches, avec le nouveau-né. Le monarque n’avait pas de compagnon de son âge, alors c’est ce que devint Ynès pour lui.

Mais quel rapport tout cela avait-il avec leur mission ? Ynès se figea soudain, de façon si absolue que Miloz craignit qu’elle fût morte. Pourtant ses traits se ranimèrent et elle parla très vite, le souffle court : « Quand est-il mort ? À quel moment les conflits pour sa succession ont-ils commencé ? » Miloz se gratta le crâne, les yeux dans le vague. « À ce moment-là, je crois bien. Il y a vingt-quatre ans. » Ils restèrent silencieux un instant, puis Ynès raconta la suite de son histoire. Son père avait encore des affaires à mener lorsqu’on l’avait ramenée à lui après le décès du petit roi, emporté par une fièvre aussi inattendue que fatale. Elle n’avait même pas pu lui dire au revoir et avait beaucoup pleuré, avant d’oublier ce chagrin d’enfant.

Miloz aussi essayait de se rappeler cette période, mais il était si jeune alors... Il se rappelait sa mère, si douce, qui lui chantait des chansons et qui devait le laisser dans leur petite chambre chaque fois qu’elle était appelée dans les quartiers royaux. À force d’y repenser, de remuer des choses enfouies dans le temps, des souvenirs perdus affluèrent à sa mémoire. Il revoyait un soir en particulier. Non, une nuit. Il s’était réveillé et elle n’était pas dans le lit avec lui. D’habitude, il l’attendait sagement, mais cette fois-là il avait fait un cauchemar terrifiant et avait besoin d’elle, alors il était parti à sa recherche dans les couloirs froids. Inquiet de ne pas la trouver rapidement, il avait commencé à l’appeler, à crier d’une petite voix effrayée et en retour il avait entendu du boucan en provenance des grands appartements. Il s’était faufilé par une porte laissée entrouverte pour pénétrer dans la suite où sévissait un certain grabuge. On finit par le repérer. Un homme cria quelque chose d’une grosse voix qui l’avait effrayé et sa mère fut là, courant vers lui. Elle l’avait soulevé dans ses bras et calé contre son épaule, où il s’était lové, heureux et rassuré. De là-haut, il avait vue sur une pièce à quelques mètres derrière elle. Il y avait un grand lit, avec des draps et des couvertures d’une drôle de couleur. Ce n’était pas uni, avec du blanc, et du rouge aussi. Beaucoup de rouge.

« Putain, ils ont tué le roi ! Un enfant de sept ans ! » éructa Miloz, hors de lui. « Le régent était de mèche ! » Le teint d’Ynès devint cendreux, horrifiée de voir ses soupçons se confirmer si facilement. Elle respirait avec de plus en plus de mal. La douleur répandue dans tout son corps devenait impossible à supporter. Elle parla néanmoins : « J’avais passé la journée avec lui, le jour où il a été assassiné. Il était en parfaite santé, resplendissant de vie. La fièvre était un mensonge. Voilà pourquoi nous avons été piégés, vous et moi. Sans le savoir, nous connaissions cet immonde secret. » « Je vois bien ce qu’avait à y gagner la Reine, » dit l’aventurier. « Au final, elle avait peu de concurrence à craindre. Elle s’est débarrassée du régent l’année suivante, un banal accident de chasse je crois. L’unification a pris deux, trois ans, mais après elle a ramassé un royaume bien agrandi. Dau est le plus puissant, à tous les égards. Mais quel intérêt pour le Grand Apothicaire ? » La réponse apparut évidente aussitôt qu’ils se mirent à en parler. Il n’était pas appelé le Grand Apothicaire à l’époque, ce n’était qu’un apothicaire comme un autre, mais des rumeurs avaient toujours couru sur son compte, colportant qu’il était la tête pensante d’un groupuscule assassin. Il s’avérait que ce n’était pas que des rumeurs, finalement. Depuis l’unification, il détenait une sorte de monopole, non seulement en Terre de Nillet mais aussi dans tout le Royaume de Dau. Il était presque aussi riche que la Reine, voire même plus. Une exécution rapide par ses hommes, et en retour il avait obtenu la renommée et l’argent qu’il désirait.

Miloz s’était levé pour arpenter la pièce, trop fébrile pour rester assis. En faisant de grands gestes des mains, il avait rassemblé tous les morceaux du puzzle. Il s’arrêta enfin et se tourna vers Ynès, sur le point de lui demander ce qu’ils allaient faire. Mais Ynès ne pouvait plus lui répondre. L’homme cria sa rage, ses rugissements se répercutant dans le temple vide. Il ferma les yeux de la mercenaire, la porta au dehors et creusa pendant des heures à la lumière de la lune, puis il l’enterra et lui offrit la meilleure sépulture qu’il put. Après quoi, il retourna dans le temple et le fouilla. Il trouva en effet l’objet que la Reine avait commandé, un écrin ensorcelé pour être invisible de toute personne autre que son propriétaire une fois qu’un objet y était rangé. Il mit le petit coffre dans son sac et quitta le Creux-Rose pour des contrées plus peuplées. À la première occasion, il vendit l’artefact magique pour un excellent prix et partit en quête d’une personne qui pourrait lui apprendre à tuer, et à se venger.


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